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Les Feuillets d'art

Publiés entre 1919 et 1922, les Feuillets d’art, luxueux périodique caractéristique des débuts de la période Art Déco, constituent la plus grande réussite de Michel Dufet dans le domaine de l’édition d’art.

Une certaine idée du luxe dans la paix retrouvée

Un projet éditorial ambitieux

Parallèlement à son activité de créateur dans le domaine des arts décoratifs, Michel Dufet a consacré de nombreuses années à la rédaction et à la direction de revues liées au monde de la mode, du décor d’intérieur, des arts et de la littérature. Sa plus belle réalisation dans ce domaine a certainement été les Feuillets d’art dont il a été le codirecteur de 1919 à 1922.

Cette revue de luxe consacrée à la littérature, au théâtre, aux arts plastiques et aux arts décoratifs, à la musique et à la mode est composée de deux séries. La première série comporte six livraisons parues de manière irrégulière entre mai 1919 et juillet 1920. Après plus d’un an d’interruption, la deuxième série comporte à nouveau six livraisons irrégulières entre septembre 1921 et octobre 1922. Le musée-jardin Bourdelle conserve une collection complète des douze livraisons de cette revue rarissime.

Si Michel Dufet et Edmond Moussié apparaissent à égalité en tant que codirigeants dans l’ours de la revue pour les six premiers numéros, leurs rôles respectifs ont en réalité été fort différents. Edmond Moussié, qui occupe alors le poste de directeur du port autonome Bordeaux Bassens, est avant tout le financier de l’opération alors que Michel Dufet est véritablement l’organisateur et le directeur artistique de la revue, rédigeant lui-même quelques articles et réalisant également certaines illustrations. H. de Vaureix, beau-frère d’Edmond Moussié, apparaît discrètement, avec le titre d’administrateur-gérant, en quatrième de couverture.

Après l’interruption due aux difficultés financières d’Edmond Moussié, l’édition est reprise, grâce à la ténacité de Michel Dufet, par Lucien Vogel, fondateur de la Gazette du bon ton, créée en 1912 et qui paraitra jusqu’en 1925. Quoi que davantage axée sur la mode, cette revue n’est pas sans rapport avec les Feuillets d’art, à la fois par son caractère luxueux, par son contenu qui aborde également la littérature et les arts décoratifs et par des collaborateurs communs : une planche de la Gazette du bon ton est d’ailleurs insérée dans les trois premières livraisons de cette deuxième série des Feuillets d’art.

L’ours de la seconde série des Feuillets d’art indique que Michel Dufet et Lucien Vogel en ont assuré la direction, Edmond Moussié étant mentionné en tant que fondateur dans les deux premiers fascicules. Mais Michel Dufet paraît avoir à nouveau joué le rôle le plus important dans la direction et la rédaction de la revue.

D'une série à l'autre, l'originalité des feuillets détachés

Une première série particulièrement raffinée

Les fascicules de la première série ont un format de 33 x 25,5 cm. La couverture, identique pour les six livraisons à l’exception d’un chiffre romain d’ailleurs omis pour le premier numéro, ne comporte aucune illustration et joue uniquement sur un élégant graphisme rouge et noir sur fond gris ou beige clair indiquant le titre de la revue, complété par un monogramme carré qui en reprend les initiales.

Le caractère luxueux de la revue est souligné par un double cordonnet noir et rose inséré dans la couverture à travers deux œillets métalliques ovales, qui rappelle celui qui ornait la couverture de l’édition originale de L’Après-midi d’un faune de Stéphane Mallarmé, avec des gravures d’Édouard Manet, publié en 1876.

Chaque livraison comporte entre 88 et 94 pages non reliées, composées de doubles feuilles dans lesquelles sont intercalées des feuilles simples comportant généralement des illustrations hors-texte ou des publicités. Certaines illustrations des exemplaires de tête sont imprimées sur des papiers spéciaux.

Cinq rubriques clairement différenciées composent chaque numéro, intitulées feuillets littéraires, feuillets du théâtre, feuillets des arts du dessin, feuillets de la musique et feuillets de la mode ; une sixième rubrique, constituant un cahier autonome, est intitulée feuillets de la publicité de la troisième à la sixième livraison.

Une deuxième série plus sobre

Les fascicules de la deuxième série ont un format plus petit, 26 x 20,5 cm. Les couvertures, moins sophistiquées (le double cordon et les œillets sont supprimés), comporte en revanche une illustration, une tête de femme casquée de profil entourée de feuilles de laurier, le titre, un sous-titre (Recueil de littérature et d’art contemporains), la mention de l’éditeur et des diffuseurs à Londres et New-York.

Chaque numéro se distingue par une couleur différente des feuilles de laurier et par le numéro indiqué sur le dos. Si le principe des feuilles doubles et simples non reliées est conservé, chaque livraison ne comporte plus qu’une cinquantaine de pages. Les articles se succèdent sans être aussi clairement regroupés en rubriques.

Les luxueuses publicités en couleurs hors-texte sont remplacées par des insertions en noir et blanc au début ou à la fin de chaque numéro. Dans la dernière livraison est insérée une gravure originale d’Émile Laboureur.

Le classicisme allié au modernisme

La première série ne comportait aucun texte de présentation mais une maquette au 1/6ème conservée dans les archives du musée Bourdelle à Paris donne de précieuses indications sur les intentions de Michel Dufet qui en est manifestement le rédacteur. Il y souligne le désir d’excellence des contenus comme de la qualité de la réalisation, le souhait de ne céder à aucune complaisance qui pourrait susciter de la médiocrité ainsi que l’intention d’associer « le classicisme le plus sévère, s’il n’est pas fade […] au modernisme le plus osé, s’il n’est pas ridicule ».

La seconde série de la revue est au contraire précédée d’un avant-propos qui explicite le projet – une « revue embrassant [l]es diverses formes de l’activité artistique et littéraire » – et, en dépit ou à cause des profondes différences de présentation des deux séries, souhaite placer la nouvelle dans la continuité de la précédente : « Nous tenons à déclarer que c’est sur les fondations excellentes des anciens Feuillets d’Art que nous continuons d’édifier le monument au goût de notre temps que nous voulons élever ».

De grands noms pour une belle revue

Où Anna de Noailles rencontre Raoul Dufy

Pour parvenir à cette excellence, Michel Dufet a fait appel dès le début et sur toute la durée de parution de la revue à des collaborateurs renommés, aussi bien pour les textes littéraires et poétiques ou pour les études et chroniques que pour les illustrations.

Dans le domaine littéraire, on peut citer parmi beaucoup d’autres écrivains célèbres les noms d’Anatole France, alors au sommet de sa réputation (il va recevoir le prix Nobel de littérature en 1921), Anna de Noailles, une des plus célèbres figures parisiennes de l’époque, Henri de Régnier, qui avait été élu à l’Académie française en 1911, Marcel Proust, lauréat du prix Goncourt en 1919, mais aussi l’écrivain, compositeur, dramaturge et philosophe indien Rabîndranâth Thâkur, qui a reçu le prix Nobel de littérature en 1913.

Les chroniqueurs et auteurs d’études sont généralement moins connus du grand public mais constituent souvent des références dans leur domaine de compétence : c’est le cas, pour l’histoire de l’art, de Léonce Bénédite, qui fut directeur du musée du Luxembourg et premier conservateur du musée Rodin, Élie Faure, dont la monumentale Histoire de l’art paraît précisément entre 1919 et 1921 ou André Lhote, à la fois peintre, théoricien de l’art et enseignant ; pour la musique, on peut citer Émile Vuillermoz, compositeur et critique musical dans plusieurs journaux importants, ou le musicologue Henry Prunières, fondateur et directeur de la Revue musicale.

Certains collaborateurs, tels Jean Giraudoux, Pierre Mac Orlan ou André Salmon, peuvent apparaître au sommaire successivement comme chroniqueurs et auteurs de textes littéraires. Plusieurs artistes de grand renom contribuent à illustrer les Feuillets d’art : citons les peintres Pierre Bonnard, Raoul Dufy, Tsuguharu Foujita, Valentine Hugo ou Kees Van Dongen mais également des artistes plus connus comme graveurs, illustrateurs ou dessinateurs de mode tels que Georges Barbier, Jean-Émile Laboureur, Georges Lepape ou Charles Martin.

Des textes littéraires inédits par des écrivains en vue

D’Anatole France à Marcel Proust

Un certain nombre de textes littéraires paraissent avoir été spécialement écrits pour les Feuillets d’art. C’est le cas par exemple de la pièce de théâtre de J.-H. Rosny aîné L’Étonnant bonheur, qui ne semble pas avoir connu d’autre publication que celle qui se répartit sur les cinq premières livraisons de la revue.

Certains auteurs ont pu cependant republier ultérieurement des textes parus dans la revue : c’est le cas par exemple du poème L’attrait d’Anna de Noailles qui paraît l’année suivante dans le recueil Les Forces éternelles et de sa prose poétique Destinée, qui sera reprise dans son ouvrage Exactitudes en 1930 . Jean Giraudoux profite de sa chronique littéraire pour publier en avant-première deux extraits d’un futur roman qu’il nomme Mon enfant, ma sœur et qui paraitra en 1921 sous le titre Suzanne et le Pacifique .

Mais il faut surtout mentionner le texte de Marcel Proust intitulé À Venise qui est constitué d’extraits, avec de nombreuses variantes, du troisième chapitre, Voyage à Venise, de La Fugitive ou Albertine disparue, septième tome d’À la recherche du temps perdu dont l’édition originale ne devait paraître de manière posthume qu’en 1925 . Le texte est accompagné de deux gravures de Maxime Dethomas, artiste dont Proust loue dans son texte les « magnifiques études » sur Venise.

D’autres textes sont des reprises de publications antérieures comme Romantisme d’Anatole France qui avait déjà été publié à Noël 1916 dans La Vie féminine, périodique auquel Michel Dufet a collaboré à partir de l’été 1917 comme directeur artistique, dessinant également les couvertures .

Quelques textes d’auteurs anciens non francophones (Shakespeare, Tourgueniev) sont publiés dans des traductions nouvelles d’André Gide pour le premier et Denis Roche pour le second. Pour des écrivains de moindre notoriété, les Feuillets d’art pouvaient apparaître comme un tremplin littéraire : parmi d’autres, on mentionnera l’exemple particulier d’un auteur amateur, Marcel Willard, dont la Lettre à Madame est publiée à la suite d’un concours sur le thème de la plus belle lettre d’amour organisé par la revue auprès de ses lecteurs. Marcel Willard, qui fit surtout une carrière d’avocat et d’homme politique (il était membre du Parti communiste français), publia par la suite quelques romans, nouvelles, récits et pamphlets.

La maquette au 1/6ème déjà mentionnée cite d’autres auteurs célèbres tels que Maurice Maeterlinck, Gabriele d’Annunzio, Maurice Barrès ou Pierre Loti ainsi que le poète Francis Vielé-Griffin, dont les noms cependant n’apparaitront jamais au sommaire de la revue. On ignore si des contacts avaient été établis ou s’il s’agit simplement d’auteurs dont la notoriété avait attiré l’attention de Michel Dufet.

Une lettre du 20 février 1919 adressée par celui-ci à Edmond Moussié montre qu’il avait également prévu de publier des textes de Francis Carco et de François de Curel. Ce dernier, auteur dramatique à succès qui venait d’être élu à l’Académie française, avait été sollicité pour publier en trois livraisons une pièce inédite, mais une autre lettre, non datée mais postérieure à la première, fait part des difficultés qui ont fait échouer le projet : Curel exige 10000 francs et la publication de l’œuvre en une seule livraison… Sa pièce sera remplacée par celle de Rosny Aîné.

De la musique pour jouer dans les salons

D’Erik Satie à Maurice Ravel

Dans le domaine de la musique, les Feuillets d’art proposent des partitions qui sont insérées dans chaque livraison de la première série mais disparaissent après le premier numéro de la seconde série. À côté d’œuvres de Roland de Lassus et d’Alessandro Scarlatti (ces dernières dans une réalisation de César Franck) qui témoignent d’un renouveau du goût pour la musique ancienne, on trouve surtout des partitions d’artistes vivants plus ou moins célèbres, de Maurice Ravel, Guy Ropartz, Albert Roussel, Érik Satie et Florent Schmitt à Claude Duboscq, Dynam-Victor Fumet ou Désiré Pâque. Ces derniers, assez oubliés de nos jours ne sont pourtant pas dénués d’intérêt, à l’image de Claude Duboscq, âgé de vingt-deux ans au moment de la publication de son poème musical Intimité dans la revue et qui disparaitra prématurément en 1938 : admirateur de Fauré, Ravel et Satie, il a surtout composé des œuvres de musique religieuse.

Mais on retiendra surtout parmi ces partitions le très rare Frontispice de Maurice Ravel, œuvre de quinze mesures composée en 1918 pour deux pianos et cinq mains et destinée à servir précisément de frontispice au recueil Le Poème du Vardar du poète italien Ricciotto Canudo, qui était également illustré d’un portrait de l’auteur par Picasso et sera publié en 1923 . Dans les Feuillets d’art, la partition est d’ailleurs associée à la Sonate pour un jet d’eau de Canudo, extraite de ce recueil. Il n’est pas certain que le Frontispice ait été joué à l’époque de sa composition et la partition n’a été mise au programme d’un concert qu’en 1954 et republiée qu’en 1975.

Des sujets choisis pour un public cultivé

Des chroniqueurs aux talents variés

Chaque livraison des Feuillets d’art comporte par ailleurs un certain nombre de textes d’étude dans les différents domaines abordés par la revue : littérature, théâtre, arts plastiques, arts décoratifs, musique et mode. Dans la première série, ils portent parfois le nom de chroniques, correspondant à chaque feuillet thématique, et sont alors confiés au même auteur sur plusieurs numéros.

Dans la seconde série, les chroniques disparaissent et les études sont plus diversifiées, abordant parfois des sujets plus proches de l’ethnographie ou de l’archéologie, et sont moins systématiquement regroupées selon des thématiques précises.

Les chroniqueurs de la première série paraissent avoir disposé d’une grande liberté d’expression. La chronique littéraire de Jean Giraudoux prend des formes variées – lettres réelles ou fictives, récits, extraits de roman – pour disserter sur la littérature du passé et du présent, de Daniel Defoe à Marcel Proust.

La chronique théâtrale d’Henri Duvernois, lui-même auteur dramatique, s’appuie davantage sur sa pratique et son observation critique des principales scènes parisiennes.

Dans la chronique des arts du dessin, Charles Vildrac, habituellement plus occupé de poésie et de théâtre, livre ses réflexions sur la jeune peinture, à laquelle il reproche un certain formalisme desséché ; il y est ponctuellement relayé par Frantz Jourdain qui fait la promotion du Salon d’Automne dont il est le fondateur-président, André Salmon qui passe en revue les œuvres d’art qui décorent le Théâtre des Champs-Élysées ou Roger Allard qui, à travers la figure d’un peintre imaginaire, stigmatise les créateurs sans créativité, éternels suiveurs des courants à la mode.

La chronique musicale est successivement tenue par Camille Mauclair et par Émile Vuillermoz : le premier, plus littérateur que musicologue, élève une ode à l’amour de la musique et une prière à Sainte Cécile quand le second, qui fréquente assidûment les salles de concert et d’opéra, analyse les tendances les plus récentes de la musique et de la danse, s’aventurant jusque dans les parages du jazz.

Les chroniques de la mode, qui n’en portent pas toujours le titre, sont le plus souvent confiées à Suzanne Davène ou à Robert Dieudonné. Si elles font la part belle aux réflexions sur l’histoire de la mode et à l’observation des tendances du moment, elles peuvent aussi se tenir assez éloignées de leur sujet surtout lorsque c’est, exceptionnellement, Pierre Mac Orlan qui tient la plume.

Quelques articles qui font date

Au fil des nombreuses études qui jalonnent les douze livraisons des Feuillets d’art, on constate un désir permanent d’associer des hommages aux grandes figures de l’art et de la littérature du passé – de Raphaël à Shakespeare, de Roland de Lassus à Nicolas Poussin – à la promotion des artistes vivants, bénéficiant déjà d’une renommée certaine, comme Picasso ou Bourdelle, ou jeunes figures (Paul Thévenaz, Charles Péquin ou Hélène Perdriat) que la postérité n’a pas toujours confirmées.

Plus encore que les textes littéraires, les articles publiés dans la revue sont rédigés spécialement pour elle. Parmi les contributions les plus intéressantes, on peut mentionner l’article qu’André Salmon consacre à ce que l’on appelait alors l’art nègre et qu’il avait contribué à révéler, dès avant 1914, avec les grands artistes fauves et cubistes ; le beau plaidoyer de Claude Roger-Marx pour l’art d’Odilon Redon ; la fine analyse que fait Raymond Escholier de l’art « oriental » de la danseuse Ida Rubinstein ; ou le jugement péremptoire d’Élie Faure : « Picasso est dangereux. C’est donc un maître. ».

Si Michel Dufet ne signe que six articles dans l’ensemble des douze livraisons de la revue, dont une fois en collaboration avec Marcel Astruc, nombre de sujets sont le reflet de ses centres d’intérêt. Outre l’important article consacré à Bourdelle dès le premier numéro suivi d’autres études sur les sculpteurs contemporains (Joseph Bernard, Paul Dardé, Charles Despiau, Henri Laurens, Chana Orloff), on note la place importante des arts décoratifs et en particulier du mobilier contemporain avec des articles consacrés à Louis Süe, André Mare, Maurice Dufrêne, Eileen Gray, André Groult, Georg Jensen, Jacques-Émile Ruhlmann, Pierre Chareau ou Jean Lurçat. La maquette inédite au 1/6ème mentionne également René Lalique et Paul Follot.

On constate par ailleurs que les articles sur la mode disparaissent de la seconde série, sans doute pour ne pas concurrencer la Gazette du bon ton que Lucien Vogel continue à publier parallèlement.

De belles images pour amateurs d'art

De Foujita à Van Dongen

La riche iconographie des Feuillets d’art comporte des reproductions d’œuvre d’art accompagnant les différents articles de la revue mais également de nombreuses illustrations originales qui viennent enrichir les textes littéraires ou peuvent être reproduites hors-texte et de manière parfois tout-à-fait autonome.

Les illustrations en lien avec les textes littéraires et les partitions musicales privilégient souvent la technique de la gravure sur bois en noir et blanc qui connaît depuis le début du 20ème siècle un renouveau certain. Les illustrations hors-texte sont en revanche souvent en couleurs, favorisant de grands aplats extrêmement décoratifs.

Dans ce domaine également, on constate la participation de collaborateurs prestigieux tels que Raoul Dufy qui propose des bois gravés pour illustrer un texte d’Anna de Noailles, Tsuguharu Foujita qui accompagne lui aussi d’un bois gravé Amal et la lettre du roi de Rabindranath Tagore ou Kees Van Dongen dont Le Rimmel est reproduit en illustration hors-texte, sans oublier Pierre Bonnard, avec ses gravures pour Chiens de Robert Dieudonné.

Certaines figures en vue de la mode et de l’illustration, comme Georges Lepape, qui donne un très beau hors-texte intitulé La femme au miroir rouge, ou Georges Barbier, avec son Laissez-moi seule, sont également mises à contribution.

En point d’orgue du dernier numéro de la deuxième série est insérée une gravure originale de Jean-Émile Laboureur, un des grands illustrateurs de l’entre-deux-guerres.

Mais la revue met également en valeur de jeunes créateurs moins connus : Llano Florez (ou Florès), artiste très mal documenté qui a cependant illustré des textes de Georges Duhamel, Anatole France ou Robert de Montesquiou, est parmi les plus sollicités, avec André Marty, qui collabore à diverses revues de mode comme La Gazette du bon tonVogue ou Vanity Fair, ou Augustin Carrera, dont l’œuvre oscille entre fauvisme et néo-classicisme. Michel Dufet, de même qu’il écrit dans la revue, participe à l’illustration aussi bien par des bois gravés qui accompagnent des textes de Paul Fort, Georges Gabory ou … Michel Dufet, que par une superbe publicité en couleurs pour la décoratrice Fernande Cabanel.

Comme pour la littérature, la maquette inédite au 1/6ème cite de nombreux artistes et illustrateurs avec lesquels la collaboration n’a pas abouti. Parmi les plus célèbres, on peut citer Jean-Gabriel Domergue, Bernard Boutet de Monvel, Jean-Louis Forain, Théophile-Alexandre Steinlen, Maurice Denis, Paul Signac, Edouard Vuillard ou Ker-Xavier Roussel.

La publicité considérée comme un art

Au service du commerce de luxe

La publicité justement joue un rôle important dans les Feuillets d’art, non seulement parce qu’elle constitue une source de financement mais également parce qu’elle est en accord avec le caractère luxueux de la revue et qu’elle est un support de créativité pour les artistes qui proposent des dessins originaux de grande qualité pour les « annonces » comme ils le font pour autres illustrations de la revue.

Michel Dufet s’en explique d’ailleurs lorsqu’il décide à partir de la troisième livraison de regrouper ces publicités dans un feuillet spécial, identique à ceux des autres rubriques : « Ceux qui ont fait cette Revue ont toujours pensé, écrit-il, que tout peut être forme d’art. […] Voici donc réunies ce qu’il est convenu d’appeler des annonces. Nous avons voulu qu’elles fussent embellies sans que la clarté du texte n’en souffrît ». Les annonceurs principaux sont des joaillers, fourreurs, décorateurs, parfumeurs, voyagistes et autres grands restaurateurs : tout ce qui constitue l’univers de la riche clientèle visée par la revue.

Mais Michel Dufet en profite pour faire la publicité de ses propres activités. Les illustrateurs de la revue et les artistes qui font l’objet d’un article illustré peuvent être aussi ceux qui exposent à la galerie des Feuillets d’art que Michel Dufet dirige parallèlement à la revue : c’est le cas du sculpteur Joseph Bernard qui expose du 13 au 26 octobre 1919 ou de l’illustrateur Llano Florez, qui présente ses peintures du 10 au 22 novembre de la même année.

La revue n’hésite pas alors à insérer de la publicité pour les expositions de la galerie : un encart annonce l’exposition de Joseph Bernard dans le numéro même où Roger Allard lui consacre une étude. Il en va de même pour les « Éditions des Feuillets d’art » qui annoncent la publication d’Antoine et Cléopâtre de Shakespeare dans la traduction d’André Gide, dont la revue donne un extrait dans sa sixième livraison, ou pour MAM (Meubles artistiques modernes), entreprise de décoration située avenue de l’Opéra, que Michel Dufet avait cofondée en 1913 avec l’antiquaire Edmond Vasset et dont il s’est occupé jusqu’en 1922.

Une entreprise éditoriale sans pareille

Une introduction aux Années folles

Le dernier fascicule des Feuillets d’art est imprimé le 1er octobre 1922, sans que rien n’y indique que la publication va être suspendue. Il est probable que c’est son caractère déficitaire qui a conduit à cet arrêt : les publicités se font rares (cette ultime livraison ne comporte, outre les annonces pour les Publications Lucien Vogel, principal financeur de la revue, que deux petites insertions en noir et blanc pour l’orfèvre Jensen et les meubles Ruhlmann) et Lucien Vogel, qui va céder l’année suivante sa Gazette du bon ton, ne devait plus être en situation de supporter le coût de cette publication au tirage réduit et à l’audience nécessairement limitée.

Pour éphémères qu’ils aient été, les Feuillets d’art n’en ont pas moins constitué une expérience éditoriale d’une qualité, d’une originalité et d’un intérêt exceptionnels dans le contexte particulier de la France du début des Années folles. Ils témoignent aussi des multiples activités et centres d’intérêt de Michel Dufet qui a tenu dans le monde des arts décoratifs de cette époque un rôle qui est aujourd’hui très méconnu et sous-estimé.

Dossier rédigé par : Hervé Joubeaux, conservateur du musée.